Angela Merkel, Max Weber et l’éthique du poisson mort

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste

A propos du virage à 180 degrés d’Angela Merkel sur les migrants, il a été question d’éthique de la conviction et d’éthique de la responsabilité, distinction proposée par le philosophe/sociologue Max Weber au début du vingtième siècle. Je me souviens encore de l’éblouissement que j’ai ressenti lorsque j’ai pris connaissance de cette distinction, tant elle était lumineuse et profonde.

Le convaincu agit selon une valeur qu’il veut faire passer dans la réalité, sans chercher à savoir quelles seront les conséquences de ses actes. Il veut la paix à tout prix et ne comprend pas que son action pourrait conduire très vite à la guerre. Ainsi Angela aurait agi tout d’abord selon ses convictions en matière de droits de l’homme et de libre circulation. On pouvait la sentir satisfaite de promouvoir la paix, l’ouverture, une bienveillance universelle sur la scène du monde. Elle agissait selon une éthique de la conviction.

Et puis, elle semble avoir pris conscience qu’en agissant ainsi elle risquait de promouvoir le contraire de ce qu’elle voulait promouvoir : la haine plutôt que la bienveillance – le repli sur soi plutôt que l’ouverture. Prenant conscience des conséquences de ses actes, elle a passé d’une morale de la conviction à une morale de la responsabilité.

Jusque-là, pas de problème. On comprend. Mais à y réfléchir, on en vient à se demander s’il y a eu une conviction derrière le comportement de la chancelière allemande. Angela a-t-elle jamais été une convaincue avant de voir les conséquences de ses actes ? N’était-elle pas plutôt une fonctionnaire de la pensée unique, avant d’être surprise par un retour de la réalité comme on est surpris par un retour de flamme.

Comment parler d’un comportement qui ne repose ni sur des valeurs, ni sur des convictions, mais sur le conformisme au politiquement correct ? A côté d’Angela, on peut placer François Hollande. Avec lui, on va encore plus loin : à chaque fois qu’il énonce des propos, on a l’impression qu’il n’y a personne derrière et donc pas la moindre conviction. On parle depuis quelques années d’ordinateurs capables de rédiger des articles à la place des journalistes. Qui n’a jamais senti que les discours de nos gouvernants pourraient, eux aussi, être tenus par des ordinateurs dûment programmés ? Nous avons de moins en moins affaire à des convaincus ou à des responsables, mais à des âmes mortes qui récitent des formules.

Max Weber ne semble pas avoir tenu compte de cette troisième catégorie à côté des deux types d’éthique qu’il propose. C’est un peu surprenant, car il avait conscience du fait que l’Occident entrait dans une phase où les valeurs disparaissaient. A tel point qu’il recommandait que l’on choisît une valeur, n’importe laquelle,  pourvu qu’on en choisît une. Il avait donc bien pressenti que les âmes mortes allaient proliférer, des âmes sans conviction, sans valeurs, même si elles avaient constamment ce mot à la bouche.

L’âme d’un individu qui ne croit plus à rien pour mieux fonctionner dans le monde tel qu’il est (soi-disant) est une âme morte. Nous sommes appelés à davantage qu’à fonctionner ici bas. C’est seulement alors que nous cessons d’être des coquilles vides.

Comment nommer ce comportement qui, à côté de l’éthique de la conviction ou de la responsabilité, consiste en une pure adaptation  au monde ? Je propose : éthique du poisson mort.

Sans que je comprenne bien pourquoi, il me semble qu’il y a de plus en plus de poissons morts dans les classes gouvernantes des démocraties modernes. Les représentants du peuple, devant répondre aux demandes de plus en plus diverses de ceux qu’ils représentent, ne peuvent pas avoir de convictions solides et d’actions claires car ils risqueraient alors de ne pas être réélus. Ce mécanisme fait passer tout acteur politique habité par une solide conviction pour fou, dangereux, fasciste. Il ne lui reste plus alors qu’à flotter, comme un poisson mort, au gré des divers courants qui agitent la société. Les sociétés modernes sont des sociétés sans gouvernants, sans gouvernail. L’éthique du poisson mort y règne, presque toute-puissante.

Jan Marejko, 22 septembre 2015

10 commentaires

  1. Posté par Marejko le

    Très intéressants commentaires. Et puis cette éblouissante formule de Talleyrand que je ne connaissais pas. « La politique, une façon d’agiter le peuple pour mieux s’en servir. »

  2. Posté par Aude le

    En lisant Jan Marejko..ma pensée..s’est reportée par intermittence..à S.Sommaruga dont la formule: « ELLE DIRIGE AVEC LA MORALE DE LA CONVICTION DE MANIERE CONTINUE.
    Contrairement à A.Merkel qui elle a passé de la morale de la conviction à la morale de la responsabilité. Néanmoins A:Merkel en a fait la substitution à d’autres états…. Les obligeant en quelque sorte à reprendre sa fameuse conviction de la morale au risque encouru de leurs couper les subventions européennes…..
    Cela s’appelle psychologiquement UN TRANSFUGE
    Si Mme Sommaruga s’enferme dans son éthique de la morale…au détriment de la morale de la responsabilité…elle n’est plus en phase de gouverner.
    J’emprunte la formule de Pascal : Le coeur à ses raisons que la raison ne connait pas.
    La raison d’état ne peut par essence.. s’accommoder uniquement de la raison du coeur.
    On ne gouverne pas qu’avec de bons sentiments..Ceux-ci vont se heurter tôt ou tard à la réalité…

  3. Posté par Pierre H. le

    @Eugenio Sarto

    Très bonne théorie de la stratégie thèse-anti-thèse-synthèse, mais qui ne fonctionne qu’avec des cerveaux lobotomisés. Quand nous savons penser par nous-mêmes, nous savons ce que nous voulons et en face, ils peuvent changer 10 fois leur fusil d’épaule et s’agiter frénétiquement, nous ne sommes pas dupes. Alors si en face ils semblent aller un moment dans notre sens, nous savons que c’est une stratégie et pas un revirement de leur pensée, mais nous profiterons de ce moment pour ouvrir la brèche et foncer dedans en les prenant à leur propre jeu.

  4. Posté par perrenoud jacques le

    L’Allemagne ? L’Europe ? « Ils » n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur « l’ouverture » des frontières. Sanction immédiate : « on coule VW ». J’exagère?
    Il y a quelques jours un commentaire posait la question sur les écoutes de la NSA et Mme Merkel. Que sait la NSA qui oblige Mme Merkel à obéir aux USA.
    Simplement protéger le numéro un de l’automobile.(entre autres).
    Depuis bien trop longtemps les grandes réussites ne sont que le fruit de « magouilles ».
    Le jeu du : « Je te tiens ,tu me tiens par … »
    J’espère qu’un pro de l’information me détrompe de mes idées « perverses ».
    Le petit Suisse
    J.Perrenoud

  5. Posté par Pierre Müller le

    @Eugenio Sarto :

    Analyse très intéressante.

    « Kyrie Eleison »… Oui, « Seigneur, prends pitié »…
    Prends pitié de nous…

    PRIER ET AGIR ???

    MAIS COMMENT POUR QUE CE SOIT EFFICACE ???

  6. Posté par Eugenio Sarto le

    Bonjour,
    Les gens qui ont été placés à la tête des Etats n’agissent pas selon leurs propres sentiments, analyses, etc. comme certains commentaires naïfs semblent le supposer. Ce sont des « effecteurs » reliés à des systèmes. Leur rôle est d’obéir à leurs supérieurs et, pour le troupeau, de « faire croire » (Machiavel), par exemple qu’ils sont « nuls » comme on le voit en France, ce qui n’est pas à la portée du premier venu. Ou faire croire qu’ils font tout ce qu’ils peuvent pour améliorer une situation alors qu’ils démolissent consciencieusement. On devrait pourtant voir que leurs « solutions » ne fonctionnent jamais et en fait, aggravent !
    L’instrument de choix pour fabriquer l’histoire et faire croire (encore et toujours !) que les événements sont le fruit d’un hasard insaisissable est, depuis plus de 150 ans, la dialectique hégélienne. Ils posent une antithèse (ici la vague migratoire) devant une thèse (ici les restes tenaces d’amour de sa patrie et la volonté de vivre chez soi selon ses propres coutumes), qu’il convient d’attaquer encore et toujours car elle résiste encore trop malgré les précédentes attaques (la 2° GM par exemple). Mais la synthèse qui résulte du choc doit être contrôlée. Rien de plus facile : on pose une nouvelle antithèse (la fermeture provisoire et souple des frontières) devant la vague migratoire considérée maintenant comme thèse. Lorsque l’on contrôle les deux mâchoires de la tenaille, rien de plus facile.
    Kyrie Eleison
    E. S.

  7. Posté par Pierre Müller le

    @Pierre H. :

    Oui, nous sommes BEAUCOUP à penser que la disparition des valeurs a été organisée depuis belle lurette… (avec aussi Hillard, Chouard, Sterone, Collon, San Giorgio, Meyssan, Piest, etc., etc.).

    Via les pseudo révolutions culturelles, la pseudo libération des mœurs, la pseudo liberté de penser et de s’exprimer, la pseudo libération de tout et de n’importe quoi, liberté de circulation, libre échange, libre arbitre tu parles, libre mon c…

    Via la lobotomisation des masses laborieuses, consommatrices et contribuables à gogo, qui depuis 2011 s’écroulent le soir devant des loft story, secret story, île de la tentation, dîner presque parfait, reines du shopping, bachelor, ferme célébrités, marseillais, mariages pour une lune de miel (même nos institutions sacrées passent à la trappe), etc., etc.

    Emissions qui entraînent les gens à être toujours en compétition, à s’éliminer les uns les autres, à se friter, se descendre en flèche, coucher à tours de bras, comploter et trahir. Et bien sûr consommer à gogo en poussant les femmes à se saper comme des p… et à tourner le dos à des siècles de fierté et de vraie force morale. Elle est pas belle la vie ?

    Oui, les chrétiens, les so called « gentils », en arrivent aujourd’hui à culpabiliser de d’abord penser à eux-mêmes, à leur pays, à leur culture, à leurs valeurs, à leurs mômes. Culpabilisation alimentée en boucle par les médias et les politiciens alignés et vendus.

    En fait, excusez-nous d’exister, on va se faire tout petits, banquer ad vitam eternam à la place des centaines de milliers puis millions de « squats » pour qui ça va être « open bar », le vrai jackpot pour eux !

    Et pour nous : insécurité, urbanisme concentrationnaire, fracture sociale, émeutes, misère, nos jeunes sans perspectives, nos retraites tu oublies, nos soins idem, l’effondrement certain de notre monde.

    « Ordo ab chao »… =

    D’abord foutre un bordel monstre parmi nous.
    Puis arrive un mec qui dira avoir la solution pour mettre de l’ordre dans ce foutoir.

    Mais ensuite s’affranchir de tout ce merdier totalitaire mondialiste et revenir à nos vraies valeurs.

    ——————-

    La politique ce n’est qu’une certaine façon d’agiter le peuple avant de s’en servir (Talleyrand)

  8. Posté par Pierre H. le

    Excellent article et théorie convaincante ! J’aimerais ajouter un point de vue concernant la disparition des valeurs. Je suis convaincu que la disparition des valeurs n’a pas été spontanée mais délibérée. C’est un travail de longue haleine qui a pris des décennies pour y parvenir. On change subtilement la perception que les gens ont des choses de la vie par une technique qu’on appelle le dégradé et qui s’applique sur des décennies, lentement, petit-à-petit. Et l’on change la perception dans le sens d’une démoralisation des individus (ici, c’est moral dans le sens d’une morale ou d’une éthique, et donc d’enlever la morale des gens et pas de faire baisser le moral). Petit-à-petit, ça devient ringard d’être un patriote, d’avoir des principes, une identité, des racines, une culture, de parler en bon français, d’être pour l’armée, de ne pas tirer ses lignes de coke ou de ne pas fumer des joints, etc. Du moins, c’est l’idée qu’on vous implante par petites couches successives et très très progressive. Une fois que vous n’avez plus de sens moral, on vous implante une nouvelle « morale » qui va dans le sens où ils veulent que vous alliez et à ça, on ajoute encore un attrait irrésistible pour la culpabilité. Tout ce que vous avez pensé jusqu’à présent et fait avec vos pairs a été très mal, est diabolisé, et vous devez vous sentir coupable et expier vos fautes. Une fois que vous en êtes là, le reste est un jeu d’enfant pour les manipulateurs patentés. Les nazis et le KGB ont usé et abusé de ces techniques et plus tard, la CIA. Une excellente vidéo de cela par un transfuge soviétique ayant fui aux USA dans les années 70.

    https://www.youtube.com/watch?v=uHxyII04iWM

  9. Posté par François le

    Merci Jan Marejko pour votre très pertinente et très éclairante théorie de « l’éthique du poisson mort », absolument convaincante. Vous avez raison : « Nous avons de moins en moins affaire à des convaincus ou à des responsables, mais à des âmes mortes qui récitent des formules. ».

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