La gauche en perspective

Jan Marejko
Philosophe, écrivain, journaliste
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Lors des récentes votations aux chambres, je regardais avec un mélange de tendresse et de désespoir une affiche des Jeunesses socialistes à Genève. Au lieu du narcissisme des autres affiches avec larges sourires niais et slogans insipides, des portraits de Marx, Engels, Trotski.

Tendresse parce que j’ai moi aussi donné dans le culte des pères fondateurs du communisme dans l’espoir de créer, avec eux, un monde nouveau. Je voulais rejoindre l’au-delà, les terres inconnues d’une vie radieuse, sans commune mesure avec le monde étriqué des bourgeois ou capitalistes.  Désespoir parce que nous savons que les pères fondateurs du communisme ont nourri des assassins ou ont été eux-mêmes des tueurs, à tout le moins commanditaires de meurtres en série.  Marx et Engels, il est vrai, et contrairement à Trotski, n’ont pas été directement responsables de tueries, mais ils envisageaient froidement la liquidation de groupes ethniques et leur haine des paysans n’a pas peu contribué à un événement souvent comparé à Auschwitz : Holodomor, en 1932-33 déjà.

Lorsque, dans quelques décennies, les historiens regarderont l’histoire du 20ème siècle, ils devront se frotter les yeux. Comment un petit groupe de bolcheviques russes, intellectuels insignifiants et névrosés, inspirés par Marx, ont-ils pu ravager non seulement l’Europe, mais la terre entière ? L’Europe d’abord avec la création d’un État, l’URSS, qui a nourri le terrorisme dans tout le Vieux continent dès les années vingt avec l’explosion de la citadelle de Varsovie le 13 octobre 1923. Dans le monde avec le maoïsme et, plus tard, les Khmers rouges. Par comparaison, les islamistes ont encore du chemin à faire.

La vie du terroriste russe Netchaïev (1847-1882) est pleine d’enseignements. Selon Edvard Radzindski, auteur très connu aujourd’hui en Russie, elle aurait inspiré Staline lorsqu’il a lancé des campagnes terroristes contre son propre peuple. Il a indubitablement inspiré Lénine qui, lui, contrairement à Marx et avant Trotski, a donné des ordres pour que soient tués, pendus ou liquidés des milliers d’opposants, surtout après que Fanny Kaplan, équivalent russe de la Française Charlotte Corday, eut essayé de le tuer en 1918.

Mais plus intéressant encore est le fait que Netchaïev a inventé un groupe de dirigeants, une sorte de comité central avec des guides suprêmes, groupe qu’il invoquait pour justifier ses actes et ses propos. Netchaïev ne parlait pas en son nom propre mais au nom de ce « comité central » qui … n’existait pas. Son discours s’adossait à une entité mystérieuse qui, aux yeux des conjurés qui l’entouraient, paraissait toute-puissante et donc capable d’influer sur le cours de l’histoire. Il y a une vague ressemblance avec les prophètes qui, eux aussi, parlaient au nom d’un mystérieux Éternel, mais là s’arrête la comparaison. Les prophètes ne transmettaient pas des ordres de tuer.

Pour Netchaïev, l’invocation d’une entité supérieure capable de changer le cours de l’histoire a marché pendant un certain temps ! Les conjurés ou terroristes ont obéi à ses ordres qui étaient en fait ceux de Netchaïev. Celui-ci, lorsqu’il parlait ou apparaissait, semblait comme auréolé par une toute-puissance qui le surplombait.  Un fantôme (Dostoïevski dirait un démon) lui donnait une autorité supérieure. Plus tard viendrait un autre fantôme tueur, la Révolution, aussi insaisissable d’ailleurs que le « comité central » de Netchaïev. Il semble que se définir comme envoyé d’un très-haut comité permette d’agir en politique. Certes, aujourd’hui, c’est plutôt par le bas, le peuple, la base qu’on agit, mais même les plus démocrates parmi nous prennent soin de se réclamer de valeurs plus ou moins surplombantes, plus ou moins universelles.

Invoquer quelque entité supérieure est une condition sine qua non lorsqu’on veut agir. Même le Christ invoquait son père. Il y a toujours eu beaucoup d’entités supérieures, faibles ou puissantes, sataniques ou non : par exemple une nation se prétendant à vocation universelle, comme la France révolutionnaire puis napoléonienne. Dans le sang versé par la guillotine puis à Austerlitz ou à Borodino, elle a montré ou voulu montrer que l’entité supérieure au nom de laquelle elle agissait était bien réelle.

Aujourd’hui l’EU essaie d’oindre de sa puissance flageolante ses députés ou commissaires, mais sans verser de sang, tout comme de nombreuses organisations internationales. Sans sang versé, l’entité supérieure au nom de laquelle on parle ou agit reste impuissante. Netchaïev a senti cette nécessité du sang versé puisque, pour donner de la puissance à son « comité central » il a assassiné un des membres de son groupe de conspirateurs. Le Christ a montré cette nécessité puisque, pour donner de la puissance à son Père,  il a lui aussi versé du sang, mais pas le sang d’un autre, le sien. René Girard, qui vient de mourir, a senti ces choses mais il est resté bloqué par un schéma, celui du bouc émissaire, schéma qui, à mon avis, reste insuffisant.

J’ai envie d’ajouter à cette liste d’entités supérieures et potentiellement sanglantes, l’Église et ses missionnaires, eux aussi auréolés de la toute-puissance de Rome, mais j’hésite. Les missionnaires auréolés de cette puissance n’étaient ni des militaires comme les troupes de Napoléon, ni des technocrates comme ceux de Bruxelles. Bien sûr ils se sont parfois alliés à des troupes colonisatrices qui ne faisaient pas dans la dentelle, mais en théorie ils ne recouraient pas à la force et ils agissaient au nom d’une institution fondée sur le sang d’un seul.

Pouvons-nous agir politiquement sans nous dire envoyés de Dieu, du comité central, du peuple ou de la déesse croissance ? Probablement pas. D’un acteur politique émane quelque chose qui vient de plus haut que lui, même lorsque, comme François Hollande, il estime avoir été envoyé sur terre pour promouvoir la croissance. Cette auréole de promesses tressées sur sa tête fait d’ailleurs tout son charme. L’envoyé du très-haut va, croyons-nous, emmener le peuple vers un chômage en baisse qui scintille tristement dans ses propos, comme autrefois la terre promise dans ceux de Moïse. Pour les communistes, cette terre promise était la société sans classes, un monde purifié du mal et de la misère. Ça a marché pendant plus d’un siècle et commence seulement aujourd’hui à s’effriter, laissant la place à d’autres entités, l’islam entre autres.

Ainsi l’action humaine ne peut-elle se déployer qu’à condition de s’appuyer sur une entité surplombante incluant une nouvelle communauté et un nouveau monde. Outre la société sans classe qui a motivé des millions de militants et a versé leur sang en abondance, l’histoire nous montre aussi cette formidable entité surplombante qu’a été Israël. C’est à partir d’elle que d’innombrables Juifs ont agi. Même ceux qui s’étaient engagés avec fanatisme dans le communisme se sont souvent retrouvés dans des kibboutz les armes à la main. A une échelle plus modeste, la France, incarnée par de Gaulle, a fait se lever des résistants, soulèvement aujourd’hui enterré sous les couches de sottises accumulées après mai 68 et dont le premier effet fut de chasser de Gaulle.

Comment distinguer entre l’Église et le fantomatique comité central de Netchaïev ? Entre de Gaulle et Lénine ? Entre Moïse et Staline ? Entre un terroriste et un missionnaire ? Entre un prophète et un faux prophète ? Dans tous ces cas, il y a référence à une terre promise par le biais d’une suprême instance dirigeante. Mais il y a, nous le sentons bien, une différence. Laquelle ?

Ce qui signale un faux prophète est qu’il se place à la tête des troupes qui vont nous faire accéder au royaume, au millénium. Pas les vrais ! Moïse n’est pas entré dans la terre promise et le Christ a beaucoup déçu ses disciples, surtout Jacques et Jean, les fils du tonnerre comme on les appelait. Ils se voyaient déjà en charge d’un ministère dans le Royaume. Devant leur maître crucifié et sanguinolent, quel dépit !

Les traditions juive et chrétienne ont clairement dit que l’accès au Jardin d’Eden est interdit, bloqué par un ange à  l’épée de feu. Rien de tel chez un leader charismatique comme Lénine ou Staline. Eux promettaient un paradis par le militantisme, l’engagement, quelque mobilisation. A la fois stimulés et aveuglés par le discours marxiste, mélange hybride de science et de messianisme, ils ont engagé leur peuple et bien d’autres sur le chemin d’exterminations sans précédent et de sang versé à flots, jusqu’aux mors des chevaux (Apocalypse 14) comme dit la Révélation de Jean. Lorsqu’on met la gauche en perspective, c’est ce sang qu’on voit.

Aujourd’hui, chez nous, la terre promise, c’est le triste paradis du consommateur et l’on peut comprendre que certains s’accrochent aux rêves de la gauche. Mais ceux-ci, une fois mis en perspective, se révèlent avoir été produits par des faux prophètes.

 

Notes : Michael Walzer dans Exodus And Revolution a montré que la matrice des révolutions moderne est le livre de l’Exode. J’ai bien connu un marxiste admirable, ami de Raymond Aron, Kostas Papaioannou dont le livre, Marx et les marxistes reste précieux. Youri Slezkine  (The Jewish Century) a mis en lumière le drame des Juifs russes au vingtième siècle, déchirés entre le communisme (qui allait les broyer) et Israël. Stephen Schwartz et Stephen Koch ont montré qu’assassins, intellectuels et agents de Moscou ont été très actifs en Europe et aux États-Unis. René Cannac (Netchaïev, du nihilisme au terrorisme : les sources de la révolution russe) dévoile l’étonnant « comité central » de Netchaïev et la fascination qu’il exerça sur Dostoïevski. Enfin, le livre de Georges Watson, Lost Literature of Socialism, est un passage obligé pour quiconque veut mettre la gauche en perspective.

Jan Marejko, 8 novembre 2015

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